Poème sonore, 6'54 - 2019.
sound design+texte+dessin Mélodie D. Tabita
Auto-produit avec le soutien du Lab'AF
Publié avec le concours de Frédéric Mathevet
L'Autre Musique (R22 Tout-monde).
En écoute sur R22 Tout-monde
Marseille, un soir d’hiver, après une longue journée dans la ville avec lui, que j’aime, mais c’est trop tôt pour le dire. Sur la place que l’on appelle La Plaine, on croise une dame frêle et âgée. Elle nous interpelle et nous tend, nous vend un pain : « Prenez ce pain, c'est du biscuit », nous dit-elle. Mains et pain dans la main, nous reprenons notre chemin. Deux mouettes immenses nous frôlent de leurs ailes déployées et tournoient au-dessus de nos pas comme le miroir de nos désirs inquiets.
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La dame au pain biscuit, c’est déjà un texte ethnographique sur une expérience hors de soi. Le terrain de ce texte, c’est le choc entre l’emprise du dedans soi-même et une rencontre avec un autre humain, quelqu’un qui est dehors et qui de son être et son état vient éclairer en soi ce que l’on ne perçoit pas ordinairement. L’écriture est alors une tentative descriptive de cet imaginaire hanté.
La description ethnographique est alors un outil pour saisir ce qui surgit du réel et de la volonté de vouloir en rendre compte pour dire quelque chose des humains, de comment ils vivent, se tiennent, se regardent, marchent et causent. C’est comme ça que je la fais mienne. Cet outil de fouille qui déchire le réel ouvre à une écriture où je vais chercher alors à articuler ces bouts de perception du monde qui m’enveloppe. Vouloir rendre visible ce qui parfois est tout juste perceptible, rendre compte de ce qui est au bord et du bord au-dessus duquel on se trouve. Il ne s’agit pas tant de rendre compte fidèlement, religieusement de ce qui se passe mais de ce qui est en jeu dans l’espace de projection que nous renvoie le monde en face.
La mise en son est un second mouvement pour rendre compte de la dimension physique que produisent les mots sur soi. La résonnance d’une part et le rythme d’autre part. Ces deux balises en main, c’est par jeu de réminiscences et d’associations que s’organisent l’univers sonore de cette pièce. Comme un voyage en train ou en voiture, quand les paysages défilent, loin de divaguer, on associe les images, ici sonores, et se fabriquent en soi-même un miroir où mieux cerner ce qui habite, ceux qui arbitrent son monde du dedans.
L’autre guide encore c’est la justesse, rendre la chose audible et perceptible pour l’autre, que l’autre face à soi s’accorde à ce que l’on perçoit. La justesse c’est aussi cette dimension quantique qui permet de reconnaître en soi l’objet fini. Il y a un point d’arrivée, le moment où il semble et se rassemble en soi le sens cherché. Je cherche la justesse des sons de l’ordinaire. Pousser l’écoute de ce qui va de soi, pour les percevoir hors de soi, n’allant pas de soi. Observer ces formes sonores quelconques et essayer de percevoir le modelage qu’elles produisent sur son état de corps. J’aime observer ces sons et ce sont ceux-là même que j’ai mobilisés ici comme un écho physique à l’état de perception éprouvé dans l’espace et le temps du réel et puis, dans celui de l’écriture, là où résonnent et se superposent les mondes et les contre-mondes. J’ai essayé de modeler une forme sonore ordinaire qui renvoie au ronron du quotidien, comme une berceuse des temps faibles et de le nourrir d’attaques, d’incidences, de ruptures pour mettre en évidence les corps fragmentés qui occupent le monde.
Le dessin est un contretemps, sans retour ni retouche. Il vient du dessous des choses senties, il vient d’un autre lieu, plus lointain encore, comme un bloc d’enfance coincé dans la chaussure. Ce n’est pas grand-chose mais c’est là. Parfois avec une mine de plomb ou un pinceau et cette fois-ci avec la souris et La chose-cordon*, ce lien qui retient cet objet - mi-crayon, mi-main, mi-animal - à mon clavier. Des visages s’esquissent et ils me renvoient à la figure ce que je dois à la face qui me fait face, une figure qui transfigure la part de soi en l’autre.
* La chose-cordon, est l’objet d’un texte en cours d’écriture de Mélodie D. Tabita, autour de la perception et de la relation à cette chose-objet : la chose-cordon, ombilic-miroir de notre rapport aux objets techniques et numériques.
Bibliographie :
Valérie Gérard, L’expérience morale hors de soi, Paris, Puf, coll. Pratiques théoriques, 2011, 204p.
Pierre Péju, L’enfance obscure, Paris, Gallimard, coll. Haute Enfance, 2011, 384p.
François Laplantine, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, 2005 (rééd), 128p.