Le veilleur de nuit,
celui qui reste.
(texte intégral)
Le vent froid de février pince et son souffle rauque et glacial est saisissant. Un petit taxi rouge, comme ils le sont tous, passe rapidement et emporte avec lui les derniers éveillés du quartier. Aïn Kadous est plongé dans l’obscurité. Un homme est assis sur un petit tabouret contre un mur. Il n’y a personne d’autre que lui. Et il reste là, immobile, entre les ombres et le silence.
Le vent court sur la place et joue avec les ombres murmures. Il n’y a plus personne. Le sommeil est tombé sur le quartier et diffuse une rumeur ronflante. Ayashi sort un paquet de Casa de sa poche et allume une cigarette. La fumée, comme un esprit s’échappe et tournoie au-dessus de lui. Son regard tranquille est posé loin devant lui. Il enfonce son bonnet sur sa tête, relève le col de son anorak et se lève dans un long soupir, lentement. Son regard balaie alentour et il s’engage d’un pas ample et assuré le long des rideaux tirés des petites boutiques du quartier. Il longe la mosquée et remonte la grande rue où il croise deux yeux perçants qui disparaissent derrière un petit muré. Pas un bruit sauf Le pas du chat noir. Et il avance en cadence. Son pas soulève la poussière fine des ruelles. Quelques sacs papier dansent avec le vent sous une lune pleine et brillante. Le tour terminé, il revient s’asseoir à la même place, là sur le petit tabouret.
Ayashi c’est celui qui reste. Il est toujours là, à la même place, dans l’ombre du monde qui vient. Le vent souffle et fait vibrer le rideau de fer contre lequel Ayashi s’appuie. Une mobylette passe furtivement et vient rompre l’onde silencieuse. Une ombre apparaît. Elle se déplace, s’étire et s’allonge sur le sol poussière.
Un visage se dessine, c’est Abdelkader, le fils de Saïd, l’épicier. Il habite un peu plus haut dans le quartier. Il salue Ayashi et s’assoit à côté de lui. Il sort une cigarette de son paquet de Marlboro, et tend le paquet à Ayachi. La flamme du briquet éclaire leurs visages coincés dans la nuit. Il le retrouve là, sur ce petit tabouret, prisonnier de la nuit comme lui de ses insomnies. Dans le contre temps du monde qui dort émerge parfois une parole. Celle d’Ayachi est longue et tranquille. Elle dit le temps pauvre qui s’égraine et avance pas à pas dans un quotidien qui se charge de la vie.
- La nuit est une douce compagne qui retient les esprits tourmentés et les garde à l’orée du sommeil, dit Ayashi à Abdelkader. C’est elle qui retient les ombres des ancêtres oubliés.
- Et toi tu es le gardien de la nuit, lui répond Abdelkader.
Il fait jour depuis longtemps et la rumeur de la ville gronde derrière le lourd rideau de la petite pièce du 181 nouveau secteur. Ayachi se lève. Les jours sont vides et vidés pour celui qui tient la nuit. Son pas est toujours lent, ses gestes précis. Il tire l'étoffe de velours qui cache une fenêtre et ouvre la vieille porte qui donne sur la petite terrasse. La lumière entre discrètement dans la pièce. Il sort quelques instants. La pluie et ses gouttes longues s’écrasent sur le sol et sur son visage, sans faire de différence. Ayachi rentre pour s’occuper du café. La flamme du petit braséro crache des lueurs bleues comme un génie prêt à exaucer un voeu. Mais les souvenirs ont pris la place des rêves, comme ceux qui s’évaporent au réveil et nous laisse des lambeaux de désirs troués par le temps.
La nuit n’est pas très loin. Il s’est levé pour la retrouver et avec elle le silence et son tabouret.
Ayachi c’est celui qui reste, là où tous les autres sont morts. Son père, son frère, son fils et puis sa mère.
C'est elle qui l'avait appelé pour lui annoncer la nouvelle. Ayachi était en Libye, parti pour le travail parce que l'Europe ça n'avait pas marché pour lui. Là-bas, il gagnait bien sa vie. C'était l'époque de Kadhafi, entre le Traité d'Oujda et la chute du mur de Berlin. Il a dû rentrer, précipitamment. Le voyage lui a coûté une bonne partie de ses économies.
Quand il est arrivé, son frère avait déjà été enterré.
Il est arrivé trop tard.
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